 Performances

Opabinia



Lecture performée inspirée de la résidence cyborgienne passée en 2022 avec Claire Salles et Maud Plantec Villeneuve.

Création en avril 2023 à la Mutinerie (Paris)
Atelier de recherche des Jaseuses : “Elles disent qu’elle secoueront le monde comme la foudre et le tonnerre” : Les Guérillères dans l’imaginaire contemporain

Table, micro, téléphone, chaussures
20 minutes



Aux côtés de Manon Berthier et Quitterie de Beauregard, sous les dessins des Guérillères d’ïan Larue



J’ENLEVE MES CHAUSSURES 



C’est pages 26 et 28



Les promenades avec les glénures tenues en laisse ne se font pas sans mal. Leurs corps longs et filiformes reposent sur des milliers de pattes. Sans cesse, elles essaient de se déplacer vers un autre endroit que celui où on est. Leurs yeux innombrables sont rangés autour d’un orifice géant qui leur sert de bouche en même temps qu’il leur tient lieu de tête. Une membrane molle et extensible la remplit, pouvant se tendre et se détendre, chacun de ses mouvements produisant un son différent. On compare le concert des glénures aux fifres aux tambours aux coassements des crapauds aux miaulements des chats en rut aux sons aigres d’une flûte. Les promenades avec les glénures sont interrompues à tout moment. La cause en est qu’elles s’enfilent systématiquement dans les interstices qui peuvent donner passage à leur corps, les grilles des jardins publics, les grilles des égouts par exemple. Elles y entrent à reculons, le volume de leurs têtes les arrête à un moment donné, elles se trouvent coincées, elles se mettent à pousser des cris épouvantables. Il faut alors les dégager de là.


Ça commence sur une route dans la nuit et ça existe sur une plage caillouteuse, un printemps.
Iels disent qu’iels sont une gang, une gang de sorciaires
Sorciaires ielles l’écrivent a.i.r.e.s.

Elles appellent ça la résidence cyborg




JE POSE LES CHAUSSURES SUR LA TABLE 



À côté de mes chaussures. Je fais un effort pour me souvenir et à défaut, j’invente.



Elles disent qu'elles ont tiré un câble depuis la maison jusqu'à l'endroit en contrebas.


Claire montre l’oracle de la cyborg maléfiqux de Chloé Desmoineaux.
Elles disent qu’elles tirent une carte. C’est trois femmes-panthères qui catchent.
Elles le font dans l’herbe.
Maud au sol sur le côté lève un bras et une jambe en l’air, Caro soutient sa jambe et son bras, tire vers l’arrière, l'étire. Claire les surplombe les bras ouverts. Elles disent qu'elles sont sous son aile et sous son ombre.


          Mot poème                                                                   Prouesses en mêlées

                              Promesses emmêlées



Glitch. Mêlée de nos auras ?



À un moment donné Marli le chat s’est transformée en corbeau un peu plus loin.



J’écoute leurs voix depuis ce printemps-là. Il y a des bruits tout autour dont je ne me rappelais pas.



Elles jouent à être tête contre tête contre tête.
Elles disent qu'elles sentent les points de tension.
Elles se demandent quels poids et contrepoids soutiennent leur toile ?


Caro montre Lisa Bufano - One breath is an ocean for a wooden heart


Elles sont perchées sur des échasses en bois.
Elles dansent. Elles deviennent. Meubles, insectes, béliers, flamands roses…




J’essaie de lire les traces du colloque Corps, prothèses, hybridations. J’ai du mal à me concentrer. C’est comme j’ai dit : à côté de mes chaussures.




Elles disent qu’elles testent leurs poids-contrepoids, têtes-contretêtes
Elles sont des chenilles sur le sol et elles se redressent ensemble.
Elles sentent les crânes et les visages des autres. Leurs joues, leurs nuques ont des textures différentes.



Maud parle des Camille de Donna Haraway


Quels membres fantômes est-ce qu’on sent ?
Elles disent qu’elles sentent leurs queues, leurs tentacules, leurs ailes, leurs racines, leurs nageoires.
Elles disent qu’elles sentent les corps des autres lorsque le contact est rompu.




J’ai du mal à porter seule ma tête ces jours-ci. Les leurs me manquent.




Claire et Maud roulent ensemble en bas de la pente, mains liées aux chevilles de l’autre. Caro filme, c’est drôle


Elles disent ce qu’elles voient de leurs propres visages les cheveux les sourcils les cils l’arcade sourcilière le nez le piercing les joues la langue les lèvres le museau les paupières


Elles disent qu’elles crient dans le sol et que ça résonne
Elles creusent un trou très profond
Elles mangent un peu de terre




Elles disent qu’elles respirent sans y penser





Maud dit qu’elle voudrait respirer sous l’eau
Que l’océan a une respiration très lente
Que les baleines ont une apnée très longue
Que les corsets étaient faits avec les fanons des baleines.
Elles disent : comment une animale si énorme peut être utilisée pour réduire au minimum le corps d’une autre animale ?
Comment une animale à la respiration si grande peut être utilisée pour contraindre la respiration d’une autre animale ?



FAIRE LA RESPIRATION DE LA MER DEUX OU TROIS FOIS




Elles disent qu’elles vont sur Tiktok



Caro montre Rebecca Horn, Cornucopia et mise en corps avec poumons-raisins et enregistrement de la respiration d’Anahita pendant l’atelier mues et métamorphoses du laboratoire CGA



Caro dit que Rebecca Horn ne respirait pas sans y penser




Je me sens à côté de mes chaussures. Les Guérillères apparemment page 124 elles sont pieds nus ou elles portent des sandales légères elles n’ont pas ce problème



Elles disent que le corps contraint n’est pas toujours une mauvaise chose. Elles parlent du shibari, de la suspension.


Elles disent : expérience de l’abandon de soi et de la gravité.



Elles disent qu'elles sont en suspens et qu’elles flottent, se laissent tomber ~ ou se laissent porter par l’eau ~ ou se suspendent au-dessus d’elle. Elles disent qu’elles sont à la limite entre deux espaces


Caro montre les corps tordus de l'atelier Modèle vivant-e.



Caro montre Michaela Stark

Elles disent :
corsets
bourrelets
extrêmes
ventres
subversif
Elles disent :
body positivisme
beaubizarre



Elles regardent Louise Bourgeois, Betsy Damon Artémis d’Ephèse




Maud raconte la Aquatic apes theory



Elles disent qu’elles s’enroulent dans les algues ou que les algues s’enroulent dans leurs corps


Caro montre Anabel Gueredrat, Sargasse moi et Mami Sargassa
Elle s’immerge. Elle fait peau avec la sargasse


Caro montre les Siluetas d’Ana Mendieta
Elle s'allonge. Elle se filme




À un moment donné au bord de la terrasse, les têtes de Claire et de Maud sont connectées, posées sur les cuisses de Caro. Elles disent qu’il y a beaucoup de tendresse.


Elles disent soins sonores, vibrations dans les articulations
Elles disent aaaaaahhh et oooohhhh
Elles disent tentatives
Maud souffle dans le crâne de Claire. Où va l’air ?
Elles disent coeurs noix de coco et coeurs pêches




Maud montre Mater Baltica d’Elena Tognoli


Claire montre Animaux oubliés de Matt Sewell



Je me rappelle comment c’était de te voir pour la première fois, OPABINIA
Tu étais page 6



Longueur : 5 cm
Poids : 150 grammes
Période : cambrien moyen
Alimentation : carnivore et détritivore


Cette curieuse créature, apparue il y a plus de 500 millions d’années, a été découverte dans les schistes de l’ouest du Canada. Elle était constituée d’une suite de segments et, en cela, elle ressemblait aux arthropodes. L’opabinia mesurait environ 5 cm de long et se propulsait grâce à ses lobes latéraux et à sa queue en éventail. Elle était dotée de cinq yeux et d’une trompe terminée par une sorte de pince qui lui servait à attraper la nourriture et à la porter à sa bouche située sous la tête.




OOOOOO

P P P P 

AAAAHHHH

BIGN

AH






Grand moment plage marche pieds bruits algues croûte mer pierres fesses peaux ciel corps bourrelets ombres silhouettes corps photo vidéo documentation poils seins puis goûter puis maison et Milo est venu.e.

Peaux sur peaux sur plis de pierres et les têtes plongées en bas pour voir à travers le petit trou, les interstices, les failles et les poils faisaient comme des rayons vivants.

Petits crânes pour corps allongés et le décor ajouré devient dentelle.

Mer en haut ciel en bas les cheveux tombent tout autour.

Le dos longe l’horizon, plus tard on avalera le ciel.




Iels disent qu'iels sont rivage, forêt, champ de blé.
Iels disent umwelt



Elles disent qu’elles dorment aussi



Je suis à la bibliothèque et j’ai oublié mes écouteurs. Je suis fatiguée. Je fais avec le souvenir de leurs voix et les traces de ce qui a été écrit, j’ai la prise de notes obsessionnelle, le clavier-écran soudé-greffé-connecté dans la paume j’aime bien.



À un moment donné elles accrochent les cartes découpées-collées par Claire aux fenêtres

Elles respirent l’essence de bigarade, trois gouttes sur la pierre tatouée trouvée sur la plage, elle revit.


Elles disent :

essence
hydrocarbure
reflets irisés
c’est ce qu’on respire


Maud lit à voix haute Undrowned (elles disent : non noyée, dénoyée, implongée…)


Black feminist lessons from marine mammals de Alexis Pauline Gumbs 
Six : be vulnerable


Caro dit qu’elle visualise une pêche dauphin, un dauphin pêche, à la peau fragile, abîmée

Elles disent leurs cicatrices.

Les bouches, gorges grottes, cavités, ruches, cloisons, voiles, loges de théâtre, dents, défenses, racines, bourrelets du palais, reliefs, couleurs
Elles se les montrent

Elles regardent les défenses fragiles du smilodon
Pourquoi c’est là si c’est fragile ?


Elles se souviennent de dauphins et de baleines, elle disent : ne plus se sentir humaines, être juste des yeux


C’est pages 78 et 79


Leurs yeux, accrochés à un tégument filiforme, se mêlent à leurs longs cheveux. Quand elles secouent la tête pour écarter de leurs joues quelque mèche ou bien quand elles se penchent, on les voit rouler brillants bleutés auréolés du blanc de la cornée ronds comme des agates. Elles n’y portent la main que pour les ranger, quand elles peignent leurs cheveux mèche par mèche. Chacun d’eux, touché, ferme alors ses paupières, ressemblant à une luciole qui s’éteint. Quand elles sautent dans les prés en se tenant par la main, on voit dans leurs chevelures comme des centaines de grosses perles qui étincellent au soleil. Si elles se mettent à pleurer, la chute de leurs larmes les entourent, de la tête aux pieds. A travers la lumière, des menus arcs-en-ciel les nimbent et les font resplendir.




Elles disent :

Les bateaux à moteur, autant verser du pétrole dans l’eau
Les voitures : autant verser du pétrole dans l’air
Aussi, le bruit rassurant des moteurs quand elles étaient petites filles


Claire montre Jumbo, le film avec Noémie Merlant où il y a du sexe pétrole.

Cyprine de machine
Elles regardent la bande annonce

Elles parlent de Titane aussi



À un moment donné je dessine

Couleurs inventées car vue renversée. Tout était bleu et algues dans mes yeux plissés.

Les corps tout lisses ne parlent pas mais vraie toile pour déployer ce qui suit.

Comme une bande dessinée d’aventures et de mystère je crois, bande de meufs crew de cyborgs gang de sorciaires sur la plage qui regardent entre leurs pattes voir ce qui peut bien y exister quand on inspire avec le bruit de l’océan dans la gorge.

Ça circule. En face la mer respire lentement.






OPABINIA a cinq yeux et des bourrelets comme Michaela Stark et la pierre qu’elles ont touchée. Elle est détritivore. Elle se propulse.




FAIRE LE GESTE DE LA CHENILLE




Pulser vers, pour, pourpulser, elles disent que ça fait penser aux chenilles et à Lisa Bufano, têtes contre têtes
Elles disent : tension, sentir le cœur dans la tête


Elles disent que les catcheuses sont toujours là
Elles disent la mêlée douce du rugby
Il y a le protège dents, la prothèse dentaire, s’appellent les bourrelets de chair
Claire montre des coulures de cire sur internet


noix
bourrelets
cerveaux
chou fleur



Mes dents du bas sont sur le point de se détacher. Mes gencives font comme des bourrelets. Elles disent qu’elles crulent



Claire montre Patricia Piccinini, The young family

Kin in the Chtulucen, Donna Haraway



Kinship pour parenté


                                                                                                                       Mot poème : kin
                                                                               skin



Maud lit Alexis Pauline Gumbs en traduction instantanée
Ten : Honor your bondaries


Claire visualise le phoque dans ses intestins, elle est le lac et l’univers noir derrière ses paupières


Elles disent le FEMME SHARK MANIFESTO de Zuleikha Mahmood et Leah Lakshmi Piepzna-Samarasinha

Requines
Elles disent que ce n’est pas un texte qui leur est destiné
Elles l’aiment


Claire montre Gloria Anzaldua et Cherrie Moraga This bridge as my back


Elles disent que les cyborgs sont d’abord des femmes racisées et précaires qui fabriquent les technologies avec leurs mains, leurs corps
Elles disent qu’Haraway s’en fout du post-humanisme


Elles disent qu’elles veulent mixer les manifestes
Cut-up


Elles disent :
alliées
sororité
complicité
aide discrète


Claire montre Audre Lorde, sororité entre outsiders


Mot poème                                                        complice 
                                                                                    plisse
                                                               complexe




Elles disent des mots comme phrénologie et craniométrie
Elles disent pratiques racistes de mesures et classification des corps par rapport à une norme fictive



OPABINIA mesure la même taille que le myomètre de Claire qu’elle a vu à l’IRM

Le myomètre est la couche musculeuse interne de la paroi d’un utérus. Il se caractérise comme étant le tissu le plus flexible du corps humain.



Je regarde les glénures et les juleps en céramique de Luana La Rosa



Claire montre le site de Mary Maggic


Iel reclaim les mesures ano-génitales qui soutiennent une distinction et classification binaire transphobe et intersexophobe. Théorie (fictive ?) selon laquelle la pollution des eaux et des corps via le plastique serait la cause d’évolution des corps toxicisés/queerisés



Caro dit qu’elle appelle des êtres et des environnements avec lesquels elle n’est pas en contact. Dans sa ville il y a les fantômes, la famille choisie, les fées


Elles disent qu’elles cherchent le bon mot
recevoir trop passif
convoquer trop exigent

Inviter
Proposer
Accueillir
Faire hospitalité
Impulser
Aguicher
Allumer
Faire de la place
Offrir de la place



FAIRE LES GESTES



Elles disent le geste du doigt qui invite, qui donne du plaisir ou qui masturbe
Elles disent, renversé, le geste de la chenille, se propulse/pourpulse
Elles disent, rassemblé avec le pouce, la pichenette qui dit dégage


Les doigts de Claire et Maud dansent, se rencontrent, s’invitent et se détachent sur le rebord de la table du déjeuner. Caro filme, elles ne parlent pas




À un moment donné elles fabriquent la carte magique avec pierre et orange


Elles invitent à rentrer dans le rituel de clôture tête contre tête contre tête, forces contre forces contre forces, les seins les ventres les yeux pressés contre le kraft de la carte, elles bavent un peu dessus aussi



À un moment donné elles se redressent doucement. Leurs corps se déploient, les graines craquent et quelque chose vient percer la croûte de terre comme c’est le printemps

Elles s’étirent. Elles respirent. Elles prennent leur temps car c’est dur de traverser.

Leurs peaux s’ouvrent et laissent sortir ce qui n’existait peut-être pas avant. Ça pousse et ça court dedans jusqu’à se sortir à l’extérieur. Elles se le montrent, elles en sont fières, elles se disent qu’elles sont belles, elles rient

Et alors les poils les feuilles les gouttes les croûtes les branches les boutons les bleus les réseaux les roseaux le sang les veines les cornes les plumes les verts les rouges et les violets, les abysses, les mousses et les germes de blés, existent fort avec elles





Plus tard Claire et Caro regardent les escargots agglutinés sur les tiges des végétaux près de la plage


Elles entonnent alors la chanson d’OPABINIA






Pour voir des images des oeuvres citées dans ce texte,
rendez-vous sur la page instagram dédiée à la résidence cyborgienne