 Performance

M’entends-tu ?


Lecture performée 

Création en mai 2021
Colloque en ligne “Féminicides au XIXème siècle en France : socio-histoire, enjeux, représentations ” 
Texte lu, obscurité, bougies, enregistrement sonore
(12 minutes)


 

… M’entendez-vous ?


M’entendez-vous ?


Ma voix est-elle entendue ? entendable ? écoutable ? M’entends-tu toi ? Et toi tu
m’entends ? Ma voix est-elle digne de ton écoute, de ton oreille, de ton intérêt ?

Entends-tu comme elle est petite, éraillée, coincée au fond tout au fond de ma gorge ? Entends-tu les paquets de cigarettes et que je n’ai peut-être pas encore parlé aujourd’hui ?
Entends-tu comme elle tremble, comme elle tremblotte ? Entends-tu le manque de confiance, la peur, entends-tu que c’est la première fois ? Entends-tu comme elle est trop douce, trop aiguë, trop aimable, ma voix comme une voix de petite fille ? Entends-tu les balbutiements ? Entends-tu que je n’ai jamais appris ? Qu’on ne m’a jamais laissée ? Entends-tu comme je n’en reviens pas de te parler comme ça ? De prendre la parole devant toi ? Entends-tu comme une partie de moi regrette déjà, là tout de suite ? Ma voix qui tremblote est-elle malgré tout capable d’être entendue ? Même si elle ne résonne pas, même si elle avale les mots, même si elle sonne faux, même si elle va trop vite, même si elle est à peine perceptible ? Même si les autres parlent plus fort, si elle est recouverte par
tous les bruits du dehors ?
Et même, parfois j’ai envie de parler tout bas comme ça, et alors tu ne m’entends presque plus. Tu ne m’entends plus du tout.

ET PARFOIS AUSSI JE CRIE. 

ET LA TU M’ENTENDS ? TU M'ÉCOUTES ? TU M'ÉCOUTES MIEUX ? TU M’AIMES MOINS ? TU TE MOQUES ? Tu trouves ma voix insupportable ?Je crie aigu, je crie strident, je crie fort, je crie et ça tire dans ma gorge, je crie hystérique, je crie si j’ai envie d’abord, je crie… peu, ou pas du tout en réalité même si j’aimerais souvent.

A la place, j’ai plutôt les larmes dans la gorge et la voix coincée quelque part entre le ventre et la tête, les mains moites, je sens plus mes jambes et j’ai les yeux tombés par terre.


Je ne suis pas la seule à parler tout bas, à parler très peu, à ne pas répondre. Au mieux à marmonner slash glousser en accélérant ou même pas, parce que le souffle est coupé alors on prononce dans sa tête mais souvent en décalé, après coup. Et on se sent conne.

M’entends-tu ?

Et elle tu l’entends ? Et moi je l’entends ? Je l’écoute ? Et elle, m’entend-t-elle ?

Mathilde Leïchlé demande :

“Que pensez-vous de l’expression libération de la parole des femmes ?”

Alors elles sont plusieurs à répondre, avec un sourire qui est aussi une grimace : les femmes ont toujours parlé, au moins entre elles, au moins tout bas… Elles n’étaient pas entendues, pas écoutées. C’est d’une libération de l’écoute dont on a besoin.

Il suffirait de mieux écouter pour entendre que le silence n’en est pas un. Le silence est plein de ces voix dites trop faibles, trop hautes et trop basses, trop aiguës et trop graves, trop discrètes, trop douces, trop loin, trop proches, trop tremblotantes et jamais comme il faudrait. Il y a tous les bruits jugés trop petits, insignifiants, les murmures et les plaintes inaudibles qui ne donnent jamais suite. Alors on dit que ça n’existe pas, et on dit qu’elles n’ont qu’à parler, ou plus distinctement.

On pourrait se tenir les mains ou déposer les index très légèrement au-dessus d’un verre. On pourrait tirer les rideaux et se concentrer très fort. Mais peut-être qu’en fait on n’en a pas besoin, que ce qui comptait ces soirées-là c’était d’être toustes ensemble dans le silence et l’oreille tendue. Peut-être que ça suffit. On essaie ?


Si on ferme les yeux, est-ce qu’on écoute mieux ? Si tu es d’accord, tu peux fermer les yeux pour essayer de mieux écouter, d’être vraiment à l’écoute, pour être sûr⸱e de tout entendre d’elle, même son silence, même son absence. Il faut écouter pour ça. Ferme les yeux pour le moment s’il te plaît.

Dans notre micro, Giuseppina Sapio dit :

“Dans les violences conjugales, le processus consiste petit à petit à disparaître, à se faire de
plus en plus petite. Par crainte de représailles, on va progressivement en faire toujours moins, se faire beaucoup plus discrète. Et il y a vraiment un anéantissement subjectif qui se produit. Et au sein du foyer, cela correspond à avoir des gestes très discrets, bouger de manière presque monitorée, et surtout ne pas s’exprimer : la voix va être automatiquement la cible de ce processus d’anéantissement. Et progressivement, on a tendance à se dire : “plus je me fais petite, mieux c’est, moins je prends de risques”. Le problème étant qu’au bout de cette chaîne, la disparition peut être totale si on arrive à des cas comme ceux des féminicides. Et le fait d’être réduite au silence est extrêmement problématique parce que quand on sort de là, on s’interroge sur le droit qu’on a de parler, on est dans cette idée de : “est-ce que ma voix a un poid, est-ce qu’elle a le droit d’exister, le droit de s’exprimer ?”

M’entends-tu te dire que je suis là, que j’écoute ? Je sais bien que tu ne parleras pas, ou alors tout bas ou alors très peu ou alors dans ta tête, ou alors en décalé. Je sais comment c’est quand la voix est coincée dans la gorge, dans les joues, quand on ne se rappelle plus des mots et que les côtés de la tête chauffent, je connais la voix qui transpire dans le dos, dans les bras, dans les mains et dans la langue qui pèse une tonne. La voix qui ne sort pas de soi.

M’entends-tu te dire que j’entends la peur, la terreur, la solitude, la honte, l’impossibilité ?

Virginie Despentes a dit :

“Si nous voulons dire ‘révolution’, nous devons permettre à la parole de se prendre là où elle ne se prenait jamais. Il faut ouvrir des espaces, non pas safe parce que safe ça n’existe pas quand il faut déballer sa merde, mais d’écoute sincère. Ce n’est pas une affaire de bienveillance mais de sincérité, écouter sincèrement est peut-être ce qu’on doit apprendre. Pas pour se conforter dans ce qui nous arrange, pas écouter en se demandant si ça peut améliorer la visibilité de nos boutiques respectives, écouter, sincèrement, en prenant le temps d’entendre.”

Je te demande si tu m’entends mais t’es pas obligée de répondre tu sais. Tu n’as rien à faire, ce n’est pas ta faute, tu n’as rien à poser, rien à déposer, rien à projeter, rien à sortir. Moi je promets, je te promets d’apprendre à t’entendre. Je suis désolée si tu t’es sentie seule, c’est de notre faute, on est responsable, on change, on apprend, on écoute maintenant, promis, on ne fait plus semblant, on se concentre avec ou sans rideaux tirés et yeux fermés. On t’écoute.

Je t’écoute. Je t’entends. Je te demande. Je te demande vraiment et je t’écoute.

M’entends-tu ? Moi j’entends la disparition, j’écoute le rapettissement, d’ici je perçois le recroquevillement, la voix qui se fait de plus en plus petite, j’entends le corps qui se ratatine, qui prend le moins d’espace possible, la voix qui réduit jusqu’à disparaître de la maison, puis de partout, la parole qu’on ose même plus formuler à l’intérieur de soi pour soi, de peur qu’ils l’entendent.

M’entends-tu ?

M’entends-tu ?

M’entends-tu te dire tout ça ?


Ou bien peut-être que c’est moi qui ai besoin de l’entendre. Alors je le dis pour moi, pour toi, pour nous toustes et pour elles qui ne diront rien.

On se parlera si on y arrive mais sinon, on peut aussi acter une fois pour elles toutes que les silences, les marmonnements, les rires nerveux, les mots prononcés trop tard, tout bas ou parfois pas prononcés du tout, les voix cassées ou étouffées, les voix trop aigües, celles qui n’existent plus, les voix des vivantes et les voix des mortes… Tout cela arrivera à l’extérieur, sera perçu, entendu, compris, écouté. Je saurai, et tu ne seras plus seule.


Et peut-être qu’à force d’écouter les mots trop bas, on pourra rassembler nos chuchotements pour en faire un énorme. Pour faire comme un gros bruit de vent qui se lève… et qui se barre, en levant le poing comme ça. Pas une petite brise, non, un vent de tempête qui s’annonce. Un vent qui serait la somme de tous nos soupirs, de tous les souffles qu’on a pas réussi à reprendre,  de toutes les respirations retenues dans nos poitrines en espérant que ça nous rende invisibles, de tous les cris coincés au fond tout au fond de nos gorges et de tout l’air qu’on a parfois cru ne jamais retrouver…



Si toi non plus tu ne sais pas crier parce que tu n’as jamais appris, c’est pas grave parce qu’on apprend à entendre les voix tues, les voix toutes petites et cassées, les voix coincées à l’intérieur.



Références et citations : 

Mathilde Leïchlé, Camille Islert, Caroline Dejoie, travail sur les sonorités des prises de parole des femmes et des personnes queer, en cours d’écriture

Giuseppina Sapio, chercheuse, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'université Jean Jaurès (Toulouse 2), entretien réalisé avec Mathilde Leïchlé et Camille Islert, 26 juin 2020 à Paris

Virginie Despentes, Rien ne me sépare de la merde qui m’entoure, texte lu au Centre Pompidou, séminaire de Paul B. Preciado “Une nouvelle histoire de la sexualité”,  16 octobre 2020

M’entends-tu ? série télévisée québécoise réalisée par Florence Longpré qui traite de sororité, de violences sexistes et sexuelles, avec Mélissa Bédard et Eve Landy, 2018-2021