 Performance

Les sorcières ne sont pas des femmes


Performance-rituel

Création en octobre 2019 à la MPAA Bréguet (Paris)
Exposition collective “Sorcières d’aujourd’hui”
Miel, plumes, terre, rouge à lèvres, câble, bandes, végétaux, enregistrement sonore
(15 minutes)












Photographies par Alice Stockner





« (...) Vous ne renoncez pas à ce flottement mystique au-dessus de l'eau. Vous êtes restée sur le pont avec sérénité. Ils vous disent insaisissable, entre deux, en suspens constant. C'est étrange comme vous ne vous êtes jamais attardée dans aucune communauté, comme repoussée sans cesse à l'extérieur par une force inconnue. Vous êtes joueuse et c'est pire qu'avant. Vous voilà désormais à vous balancer impunément, à provoquer votre vertige, giflée par les vents contradictoires. »

Camille Ducellier, Le guide pratique du féminisme divinatoire

J'ai la peau qui gratte. J'ai des boules qui poussent sur les épaules et sur les cuisses. On dirait qu'il y a quelque chose qui demande à sortir de moi. Mon corps se transforme ou en tous cas demande à devenir autrement.  Ça me démange, je gratte le vernis sur les ongles, regarde j'ai des bourgeons qui poussent au bout des doigts ! Sous la peau, les écailles, sous la jupe les poils, l'écorce, la sève et la peau d'agrumes. Jeudi j'ai trouvé un essaim d'abeilles dans mon chignon. Hier soir encore il a percé mon front et une corne en est sortie. N'est pas licorne qui veut mais sur le coup ça m'a fait bizarre j'avoue. Je me transforme je transitionne je deviens autre chose et sans trop savoir ce que c'est j'aime bien ça me chatouille sous la peau et peu à peu je prends plus de place. C'est agréable de m'étendre, de me répendre, de laisser s'éloigner les limites de mon corps. Je crois que c'est parce que j'ai beaucoup lu ces derniers temps.

Simone m'a dit qu' « on ne naît pas femme mais [qu']on le devient ». Je ne voyais pas trop le rapport avec moi jusqu'à ce que je décide de laisser pousser mes poils sous mes aisselles, et puis un jour des plumes en sont sortis, j'étais un peu estomaquée. Parlons en de mon estomac. Clairement quelque chose ne va pas ça bouge dans tous les sens et ça circule en forme de spirale. Je mange je mange je mange c'est peut être pour ça que je déborde de partout ? Ma peau ne suffit plus à contenir tout mon dedans, jamais je n'aurai pensé être aussi grande, la peau s'étire et se craquelle au dehors pour laisser grossir le dedans.

Judith m'a expliqué qu'en fait le terme femme renvoie lui-même à un processus, un devenir, une expression en construction dont on ne peut pas, à proprement parler, dire qu'il commence ou qu'il finit. Alors c'est ça ? On ne finit jamais de devenir une femme ? Devenir est une activité prenante et qui dure toute la vie pour toutes les filles, et même pas que les filles, d'après Judith (et je la crois car elle n'est pas n'importe qui), on deviendrait toustes quelque chose en permanence. Elle appelle ça la performativité. Performer notre devenir perpétuel, jouer le jeu du genre auquel on nous a assigné.e, ou bien un autre, ou bien plusieurs, ou bien tout mélanger. Quand j'ai lu ça j'ai tenté d'abandonner le rôle de femme auquel je commençais pourtant à m'habituer. On s'habitue à se ratatiner. J'ai d'abord redoublé la couche de mascara jusqu'à ce que mes cils m'en tombent, puis j'ai constaté qu'à la place de mes cils, des branches de cerisier ont poussé, et quand au printemps mes cils ont fleuris, je n'y voyais plus grand chose mais j'ai trouvé ça joli.

A force de marcher pieds nus j'ai de la corne sous les talons. Rien d'anormal me direz-vous alors je ne me suis pas inquiétée mais l'autre matin j'ai constaté que des racines avaient poussé sous mes pieds. Enracinée, j'ai failli m'offusquer du cliché : une belle plante. Mais plantée dans ma moquette et sous la terre deux étages plus bas, et les bras écarquillés vers le ciel imaginaire de mon plafond, j'ai senti un drôle de truc : j'étais pile entre les deux. J'étais comme la fleur qui puise l'énergie de la terre en même temps qu'elle capte celle du soleil. Au bout de quelques jours même si des fourmies me grimpaient sur les hanches et que mon menton bourgeonnait pas mal, j'ai développé quelques beaux pétales tout autour de la tête. Ma peau s'ouvre, elle est poreuse comme jamais, et si je pense à m'arroser régulièrement j'aurai bientôt toute une pelouse sur les mollets. Les limites de mon corps s'étendent, et même en me concentrant j'arrive à toucher du bout des branches le coeur des autres. Niveau vulve je surveillais, j'avais hâte de voir les changements, jambes ouvertes devant mon miroir de poche. Au début j'avais espéré des lys à la Georgia O'Keefe, j'y croyais encore quand j'ai vu la tige mais au final j'ai eu un gland. Un très beau gland. Rond et brillant, rose écarlate et tendu vers le monde, plein d'électricité. Une merveille ! Ma voix aussi a changé : j'ai mue. Jusqu'ici haut perchée et couverte par le bruit du vent et des hommes qui m'expliquent la vie, elle gagne en fermeté, neutralité et universalité. J'ai la voix qui part en sucette.  Ça part du ventre et ça n'a pas de tête. Une voix hachée, désincarnée, une voix sans bouche ou avec toutes les bouches. Ce n'est plus tout à fait ma voix, j'aime à penser que c'est la notre, à nous toustes.

Avec tout ça j'ai compris que ma transformation allait au-delà d'un soi-disant retour à la nature. Retour vers quand ? Monique me dit « fais un effort pour te souvenir », mais je veux aller ailleurs. Nature de quoi ? Ça n'avait pas beaucoup de sens depuis le début, ma chatte n'est pas un potager à cultiver et j'étais déjà cocotte poulette bécasse chienne cochonne et féline à la fois merci pour ça. Non je ne veux pas être Gaïa ou une de ses jumelles parce que j'ai bien écouté quand Donna a dit qu' « il vaut mieux être cyborg que déesse ». Je suis cyborg. Je suis hybride. Je suis plurielle. Je suis tout à la fois. J'ai abandonné la condition de femme parce qu'elle était incompatible avec nos libertés. Je renonce à m'objectifier, je m'animalise, me végétalise, me masculinise, me démasculinise, me minéralise, me robotise, me défiminise, me reféminise, me surféminise. Je ne choisis pas. Je prends et je ne jette rien alors forcément je gonfle un peu mais comme ça on me voit mieux. Je te montre que ça n'a aucun sens puisque je vais dans tous les sens. Je m'indigne, je pleure et je suis allongée par terre, je m'étends partout, je répands mes liquides, je suis en train de devenir autre chose. Je mêle mon désir d'horizontalité à mes envies d'hybridité. Je mute, je lute pour me sortir de ta binarité qui me fait mal aux yeux qui me fait mal au dos et écrabouille mon plexus solaire. Je m'articule à toi et à toustes les autres, humains et non humains.

Paul B. pense qu'il faut « établir une alliance transversale et universelle des corps qui veulent s'extraire des normes. » J'ai porté mon corps volontaire pour participer à amorcer cette alliance. Mi femme mi homme mi bête mi plante mi pierre mi machine mi tout. Je reste là, sur le pont, entredeux, entre plus que deux en fait. Je ne choisis plus de côtés et c'est tant mieux. Comme ça je suis plus grande et on m'entend mieux quand j'appelle mes soeurs sorcières sirènes centaurEs fantômettes méduses amazones et putains en tout genre. Toustes ensemble on mute, on précipite l'apocalypse et tant mieux : qu'il meurt ce monde fatiguant ! Qu'il laisse nos multitudes kaléidoscopales éclore et s'exhiber, s'exciter toutes seules et toutes ensemble, exercer leur puissance trans, briller sans retenue, déblatérer leurs histoires pas encore écrites ou bien jamais écoutées, et vivre.